Sophie Vandeveugle : « c’est en écrivant que j’essaie d’aider les animaux »
Sophie Vandeveugle a remporté cette année le prix Jeune Audiberti, un prix littéraire qui récompense les jeunes auteurs. Le jury a choisi de distinguer D’une nuit à l’autre, une nouvelle qui raconte l’affection d’un garçon de ferme pour un veau destiné à l’abattoir.
Bonjour Sophie, tu as remporté cette année le prix littéraire Jeune Audiberti, pour une courte nouvelle qui évoque l’affection d’un garçon pour un jeune veau. Est-ce que tu écris depuis longtemps, et comment t’est venu ce choix de sujet ?
J’écris en effet depuis très longtemps, je ne saurais dire quand exactement ; en tout cas, j’ai le souvenir que, directement, c’est l’aspect engagé de la littérature qui m’a intéressée. J’ai toujours voulu défendre les animaux, mais quand on comprend la mesure de la souffrance animale, il est normal de se sentir assez impuissant, de ne pas savoir quoi faire. Puisque j’aimais lire et écrire, je me suis dit que c’est en écrivant que j’essaierais d’aider, à mon niveau, les animaux. C’est assez abstrait, c’est plutôt de l’ordre du symbolique, mais écrire est quelque chose que je peux faire n’importe quand et n’importe où, et je crois que les mots peuvent avoir un certain poids sur la réalité, ne serait-ce qu’en mettant au jour certains de ses aspects, en les retirant de l’invisibilité où on les maintient parfois par intérêt.
Le sujet de la nouvelle D’une nuit l’autre m’est venu à l’esprit assez rapidement : je savais que je voulais écrire un texte antispéciste (car c’est toujours ce que j’essaie de faire, que ce soit explicite ou non) et, puisque le thème était « Écrivez musclé, écrivez avec vos poings », j’ai pensé que ça pouvait être intéressant de m’attaquer à un moment violent de l’existence, à savoir le passage de l’enfance à l’âge adulte, qui est le moment de la prise de conscience, pour l’enfant de cette histoire, de ce que l’on fait subir aux animaux et en l’occurrence au veau qu’il aimait et qu’il voyait comme un petit frère.
C’est aussi, parallèlement, le moment où les veaux sont envoyés à l’abattoir, encore enfants, puisque leur existence ne compte pas dans l’industrie laitière – elle est même indésirable. Je voulais que la description de ce moment soit forte, presque choquante ; j’espérais mettre un « coup de poing », en référence au thème du concours, et que ce coup de poing ait le goût écœurant de ce qu’implique la « production » de lait.
Penses-tu que des œuvres d’art – livres, films, chansons… – peuvent changer le monde, ou du moins notre manière de le voir ? Y a-t-il des œuvres qui t’ont marquée, toi aussi ?
Je ne sais pas si des œuvres d’art peuvent vraiment changer le monde, j’y réfléchis souvent, mais je pense que, dans tous les cas, elles ont un pouvoir qu’on ne saurait expliquer. Elles ne sauraient être les causes d’une révolution, d’après moi, néanmoins elles pourraient en être les points de bascule, en quelque sorte, comme des gouttes d’eau qui feraient déborder le vase. Ce que j’aime dans l’art, et ce que j’essaie de produire dans mes textes, c’est cette petite chose inexplicable qui nous donne envie de croire en une autre réalité possible, d’imaginer quelque chose d’autre, de plus beau, de plus juste, et de nous battre pour que cela advienne
Quoi qu’il en soit, si j’écris, c’est parce que je crois forcément que la littérature peut changer quelque chose ; sinon, je ne pense pas que cela ferait à ce point partie de ma vie. Il y a un aspect profondément hétérodoxe dans toute œuvre d’art qui mérite de porter ce nom, et c’est en créant ces « objets » (tableaux, livres, films…) qui remettent en cause notre façon de voir, notre doxa, ou simplement qui s’en imprègnent tellement qu’ils en donnent à voir les maux et les absurdités, que l’on peut, je pense, encourager les gens à oser penser autrement, et donc à agir autrement, bref, à changer.
Les œuvres qui m’ont le plus marquée sont toutes littéraires. Il y a des auteurs « évidents », comme Victor Hugo, et Zola que j’aime beaucoup, je pense d’ailleurs que les Rougon-Macquart sont un chef-d’œuvre de la littérature française qui mériterait d’être lu dans son entièreté. J’aime beaucoup l’œuvre de John Steinbeck également, grand écrivain américain du XXe siècle, prix Nobel ; j’aime en particulier Des souris et des hommes, un roman très court mais auquel je repense sans cesse, qui est pour moi une ode à la liberté très puissante, d’autant plus géniale que l’écriture et l’histoire sont simples, comme si toutes les luttes pouvaient se résumer à cela : être libres, être libérés. Je n’ai pas cherché à savoir comment d’autres ont interprété ce roman car, malgré le tragique qu’il contient, c’est toujours à la liberté qu’il me fait penser.
Et puis il y a des textes un peu moins connus mais admirables : je pense surtout à l’autrice italienne Anna Maria Ortese, dont l’œuvre est d’après moi largement antispéciste, avec par exemple le roman Alonso et les visionnaires et le recueil Les Petites Personnes ; dans un autre style, j’ai beaucoup apprécié le roman Tea Rooms de Luisa Carnés, aux éditions La Contre Allée, qui est encore une histoire de libération et de lutte contre la violence et l’injustice d’un monde où règnent le travail et l’argent, tout cela décrit avec une modestie et une simplicité qui deviennent des forces littéraires ; il y a aussi l’œuvre de Joseph Andras, surtout Ainsi nous leur faisons la guerre, qui est très intéressante, et percutante. Et tellement d’autres encore, Édouard Louis, Jean-Baptiste Del Amo, Olga Tokarczuk…
As-tu d’autres projets littéraires autour de la défense des animaux ? Parallèlement à l’écriture, comment intègres-tu la considération pour les animaux dans ta vie de tous les jours ?
J’ai un projet de roman en cours et j’y travaille depuis plusieurs mois, j’espère que j’arriverai bientôt à en être plus ou moins satisfaite. Naturellement, cela concerne toujours les animaux, mais dans ce texte, j’essaie de montrer que l’antispécisme et les autres luttes sociales sont souvent liés, tout comme les discriminations et les oppressions sont liées entre elles et tendent à se renforcer (comme le spécisme, le racisme, le sexisme…). Mon idée est de raconter l’histoire de quelques personnages qui, au moment où ils sont impliqués personnellement dans une catastrophe environnementale telle qu’elle rythme dès lors leur quotidien, prennent conscience du fait que de nombreuses injustices découlent d’une même origine, le « schème de la domination » et du profit économique envers et contre tout.
Je ne sais pas où me mènera ce texte ; j’espère du moins qu’il ressemblera, au moins un peu, aux « romans de la liberté / de la libération » qui m’inspirent tant. Je préfère ne pas rentrer davantage dans les détails ; en tout cas, tout ce que j’écris est, de près ou de loin, lié à l’antispécisme, puisque je pense que normaliser cette lutte peut, peut-être, aider à « dé-normaliser » le spécisme, jusqu’à le rendre insupportable. Ainsi, je crois qu’il est nécessaire d’importer la « cause animale » dans la littérature, puisque ma vision de la littérature est politique – je l’envisage en tant que reflet de nos sociétés, comme un miroir qui, en nous montrant, nous révèlerait ce qu’il y a d’injuste et ce qui devrait ne plus être.
Au-delà de l’écriture, action plutôt symbolique pour les animaux, j’essaie d’être la plus cohérente possible avec mes convictions, cela fait donc plusieurs années que je suis végane. J’estime que c’est moins un choix qu’un devoir, la logique même du respect des autres animaux. J’aimerais qu’il soit aussi limpide pour tous que, pour prétendre aimer les animaux, il vaut mieux ne pas les manger…
Espérons qu’un jour, on racontera qu’il fut un temps où les hommes mangeaient les animaux, et que cette simple pensée provoquera la même indignation que provoque aujourd’hui le souvenir d’autres massacres perpétrés par l’homme. Toujours est-il qu’il faut, je pense, ne pas confondre antispécisme et véganisme : c’est l’antispécisme qui importe – le véganisme en est une conséquence logique – car c’est cela qui prend en compte les êtres sentients et l’environnement, et c’est cela qui relie les animaux non humains aux humains et à leurs propres luttes, et, ainsi, c’est là leur plus grande chance sans doute de naître un jour sans avoir été mis au monde pour être tués, et de vivre dignement.